Tristan Chinal-Dargent, As an owl in the daylight
Le point de vue du sujet, communiqué de presse, la BF15, 2024
Se ronger les ongles, avoir mal au dos... sont les effets psychosomatiques de l'angoisse provoquée par les relations sociales. Dans son livre
Notre corps ne ment jamais (2004), la psychanalyste Alice Miller raconte que Galilée serait quasiment devenu aveugle le jour où l'Église l'a condamné à abjurer la vérité (la confirmation scientifique que la Terre est ronde). Le hibou volant dans la lumière du jour serait le jumeau négatif du scientifique abjurant la vérité.
Les hiboux sont capables de faire tourner leur tête à 360°, comme des moulins pivotant pour placer leurs ailes face au vent, car leurs yeux sont si gros qu'ils ne peuvent pas bouger dans leurs orbites. La lâcheté n'existe-t-elle que parce que nous avons la capacité physique de détourner le regard ? C'est ce phénomène que décrit la chanson de Michel Delpech,
Le chasseur (1974) : par le pouvoir de son imagination (et de sa culpabilité), le narrateur se met à la place de sa proie, une oie sauvage, jusqu'à l'envier pour sa liberté. Il chante aussi, dans
Le Loir-et-Cher, le ressentiment de sa famille lui reprochant de passer des semaines « sans voir un cheval un hibou ». Évidemment, je préfère m'amuser à citer Delpech que Mircea Eliade, parce que l'écriture théorique ne nous dit rien de l'expérience réelle de l'identification. Le rôle que joue la figuration, et notamment la représentation animale dans la peinture, c'est celui de Michel Delpech avec sa chanson : laisser une place au spectateur.
Dans sa peinture
Le renard pris au piège (1860), Gustave Courbet, lui-même chasseur, adoptait la même ambivalence que celle du chanteur de variété : en figurant ce renard dans la neige éclaboussée de sang, la patte prise dans la mâchoire d'un piège métallique, le peintre renversait l'allégorie christique de la peinture religieuse et nous donnait à voir une image réaliste de la chasse. À travers le spectacle de la souffrance, il offrait paradoxalement au spectateur la possibilité de ressentir de l'empathie pour l'animal représenté, et celle de se placer du point de vue du sujet.
Au 19ème siècle, le mouvement réaliste a beaucoup contribué à revaloriser la place de l'animal en tant que tel (et non plus en tant que symbole ou allégorie), comme le prouve le succès des peintures de Rosa Bonheur. D'une manière générale, la représentation animale reste un élément central de la culture populaire, et ceci malgré le fait que les sociétés humaines continuent globalement à traiter les animaux comme une ressource agricole et alimentaire. Représenter ne suffit pas. C'est sans doute une des raisons qui poussent Tristan Chinal-Dargent à s'éloigner du naturalisme, pour se rapprocher de la science-fiction.
La science-fiction et la peinture maniériste ont pour point commun de déformer la réalité. Les figures de Pontormo sont exagérément musculeuses ou dynamiques. Celles du Greco sont si étirées qu'elles semblent s’agiter comme des flammes. En plus de modifier les corps sous des prétextes technologiques, la science-fiction étale la réalité dans l'espace et le temps. Dans
Star Wars, par exemple, l'action se situe « il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine » (qu'on peut entendre comme un « il était une fois »).
Plusieurs peintures de Tristan utilisent comme point de départ des photographies de tournage trouvées sur internet. Ces photos prises en coulisses, dans lesquelles les acteurs s'amusent du caractère grotesque et terrifiant de leurs accoutrements, renversent le caractère illusionniste de la fiction : les effets spéciaux qui, dans le cadre de la narration, doivent être pris au sérieux, sont tournés en dérision. Ce que semblent nous dire ces peintures, c'est que nous prenons leur sujet trop au sérieux. Trop ou pas assez, comme le suggère ma référence au maniérisme. Il ne s'agit pas seulement de souligner l'analogie entre la figure animale et celle du monstre, du robot ou de l'extraterrestre, mais aussi de rappeler que cette catégorisation n'existe que du point de vue humain. Le travail de Tristan se focalise en fait sur l'incapacité du regard humain à accepter l'autre avec sa limite.
Dans les films de science-fiction, l'espèce humaine est obsédée par l'idée du contact linguistique avec les formes de vie, et donc par la question de la traduction (
Rencontre du 3ème type,
Arrival...). De la même manière, faire parler les animaux est un leitmotiv qu'on retrouve dans toute la culture à destination des enfants. Dans
Alien, au moins, le contact se réduit à un affrontement physique. Ce réflexe « civilisateur » a sans doute à voir avec le récit colonial de la « découverte » du nouveau-monde, mais omet toute la dimension tragique de ce comportement. C'est ce dont s'amuse Tim Burton avec ses petits hommes verts « venus en paix » dans
Mars Attacks ! À travers le non-verbal, nous entrons dans une relation limitée, mais équitable avec l'autre, et la peinture peut en offrir une analogie littérale. C'est donc à la littéralité du vivant que répond la littéralité de la peinture.
Tristan Chinal-Dargent utilise des chutes de carton bois récupérées chez l'encadreur. Des rebuts de rectangles inutilisables, hors proportions, car trop allongés ou alambiqués. Ces supports trouvés ont pour particularité de n'être ni assez souples pour être du papier, ni assez rigides pour s'apparenter à des tableaux. Ils sont peints avec de l'encre de chine, au pinceau. Souvent, le sujet se retrouve à la fois suggéré par et prisonnier du support : un oiseau y déploie une aile démesurément longue (au moins aussi longue que la colonne vertébrale de
La Grande Odalisque d'Ingres), un autre s'enroule sous l'arche maladroite laissée par un coup de cutter laborieux. Dans plusieurs portraits faits d'après photo, Philip K.Dick apparaît si écrasé qu'on croirait voir le maître de la science-fiction américaine à travers les yeux de sa propre paranoïa.
The owl in daylight est le titre du roman inachevé de Philip K. Dick. Le hibou n'a pas d'autre choix que de regarder dans les yeux, et c'est l'animal que l'artiste a choisi comme Totem de cette exposition. Ce « regard caméra » renvoie pour moi à la réaction du tableau dans le célèbre dessin d'Ad Reinhardt : à un spectateur se moquant d'une peinture abstraite (« Ha ha, what does this represent ? »), ce même tableau répond, énervé : « What do you represent ! ». Rien ne prouve que les œuvres d’art ne sachent pas se défendre, ni même qu’elles aient des intentions pacifiques. Nous ne pourrons le savoir qu’en nous confrontant concrètement à elles, sans essayer de leur faire dire ce qu’on aurait envie d’entendre.