Hugo Pernet

Stephen Felton, Cinder Block Garden
Communiqué de presse, galerie Philippe Valentin, 2022


Une revue belge de poésie contemporaine porte le chouette nom de Rectangle quelconque*. J’aime l’idée que la peinture sur toile serait, dans le domaine de l’art, ce terrain de jeu égalitaire sur lequel se rencontreraient les artistes professionnels et amateurs, incompris ou successful, bons ou mauvais. Un rectangle, la plupart du temps, qui n’aurait pour valeur que celle qu’on veut bien lui accorder.
Le vocabulaire plastique de Stephen Felton est fait de formes semi-abstraites ou semi-figuratives, selon que vous choisissiez de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Dans cette nouvelle série, elles se bousculent un peu à l’intérieur du tableau, provoquant des effets d’inversion symétrique comparables à ceux des reflets dans un lac. Elles se bousculent mais ne se chevauchent jamais, comme si elles restaient autonomes et figées dans le monde des symboles, comme des hiéroglyphes distincts. Mais faut-il vraiment essayer d’interpréter ce simulacre de langage ?
Les plus anciennes traces d’écriture sont des livres de comptes mésopotamiens sous formes de tablettes d’argile. Les commerçants ont eu besoin de graver ces échanges car on le sait, les bons comptes font les bons amis. L’écriture a sans doute plusieurs sources distinctes mais le fait que l’une d’elle soit liée à une nécessité purement usuelle suggère qu’il existe peut-être une fonction pragmatique cachée dans chaque activité humaine. Si la peinture de Felton nous fait penser à des idéogrammes, c’est parce que nous croyons que le tableau a quelque chose à nous dire. Mais, au fond, peut-être n’est-il qu’un livre de comptes.

Pour commencer, Stephen peint la toile préparée d’une couche de couleur beige ou blanc cassé qui rappelle la couleur du coton brut, comme s’il rendait à la toile apprêtée son aspect originel. Mais la peinture recouvre les aspérités, et le monochrome ainsi obtenu constitue un premier pas dans le monde de la représentation. Ensuite viennent des formes simples, des lignes, des couleurs, des surfaces pleines et des surfaces vides, en réserve. Parfois, une ligne fait le tour du tableau, comme s’il s’agissait d’une frontière, d’une limite sur une carte ou de la barrière d’un jardin.
Dans l’exposition Teeth in the Grass au Frac Champagne Ardenne en 2020 (que j’aimerais traduire librement par « ramasser ses dents »), le tracé qui semblait détourer chaque partie de l’immense polyptique présenté au rez-de-chaussée enjambait en fait le bord réel des tableaux en glissant d’un panneau à l’autre, chose impossible à voir en photo. En faisant image, l’ensemble donnait l’impression de cases de bande dessinée se chevauchant pour former un grand storyboard sur fond neutre, créant ainsi l’illusion d’une narration. Mais contrairement à la peinture historique, dont les proportions et le dispositif du polyptique semblaient directement découler, elles réussissaient le tour de force de ne rien raconter. En remplaçant ainsi la logique de la commande par celle du contexte (les œuvres ont été créées in situ par l’artiste, en fonction du contexte monumental du frac et de la ville de Reims), il renversait la subordination de la peinture à son sujet.
La peinture doit-elle encore avoir un sujet ? Dans ses expositions précédentes à la galerie Valentin ou au Mamco à Genève, les œuvres de Stephen faisaient référence à ses lectures de Moby Dick (It’s a Whale, en 2014) ou de Scènes de la vie d’un faune d’Arno Schmidt (The Wind, Love and other Disappointments, en 2015). Pour cette nouvelle exposition, l’artiste semble piocher dans son vocabulaire des éléments de langage qu’il associe librement pour composer les tableaux, un peu à la manière de Picasso et Braque dans la période dite « synthétique » du cubisme. Un système binaire se met en place : le jour et la nuit, le soleil et la lune, la maison et le jardin, le plein et le vide... Mais cette fois les éléments contradictoires tentent de cohabiter à l’intérieur du rectangle, par symétrie ou dissymétrie, et le poisson se retrouve à voler au milieu des montagnes, comme dans les peintures de paysage à l’encre « Shanshui » de l’art classique chinois.
La peinture de paysage Shanshui (montagne-eau) n’est pas un art sur le motif et n’a vraiment rien à voir avec l’impressionnisme. Il s’agit plutôt d’un maniérisme qui évoque picturalement la nature comme analogie d’un état intérieur, régi par des principes de composition rigides et utilisant des techniques de représentation bien rodées. Le but de ce genre de peinture était de paraître le plus spontané possible, même si l’œuvre finale avait nécessité de nombreux travaux préparatoires. Mais au fond, quelle différence y a-t-il entre la spontanéité et l’imitation de la spontanéité ?

Dans l’art d’aujourd’hui, les phénomènes de rapprochements picturaux semblent de plus en plus présent. Sur Instagram, la peinture a parfois l’air d’avoir été générée par une intelligence artificielle, un peu à la manière du phénomène collectif, tant artistique que commercial, qui a vu se multiplier les expositions cubistes au début du siècle dernier. On pourrait presque parler de random-abstraction (ou de random-figuration), tant certaines œuvres semblent interchangeables. Pourtant, il me semble qu’il en a toujours été ainsi. De la Renaissance aux différents mouvements d’avant-garde, l’art est une production collective. Si des individus ont cherché à se démarquer, ils ont la plupart du temps produit autour d’eux des avatars ou des successeurs qui ont de toute façon banalisé et collectivisé ce qu’il pouvait y avoir de singulier chez eux**. Isidore Ducasse a écrit que « la poésie doit être faite par tous », et il semblerait que le nivellement tant déploré des productions actuelles réalise en partie ce programme anti-romantique, exposé à la fin du 19ème siècle.
Dans son essai Loin de moi***, le philosophe Clément Rosset propose de réviser notre conception de l’identité en suggérant qu’elle serait en réalité constituée d’un collage d’inspirations extérieures, reniant ainsi le dualisme couramment admis de la personne sociale s’opposant au moi profond. Les tableaux de Stephen Felton ont l’air spontané parce qu’ils utilisent des couleurs franches et une forme de dessin à la ligne presque maladroite, enfantine. Pourtant, la conscience que ce vocabulaire possède de sa propre efficacité le place d’emblée dans un langage adulte, fait de références complexes à des idées simples. Si la peinture de Felton est effectivement un langage, on ne sait pas exactement quel en est le sens ni l’usage. Elle se situe dans cette hésitation entre dire et ne pas dire, représenter quelque chose ou présenter l’action de peindre. Mais surtout, il ne s’agit pas d’une démarche purement subjective, comme son apparente spontanéité pourrait le laisser penser. Sa peinture se réfère à des archétypes collectifs et les agence comme des rébus sans solution, des rêves à interpréter ou des poèmes visuels. Elle ne s’adresse pas, comme les peintures de paysage Shanshui, à des lettrés contemporains, mais à tout le monde et à n’importe qui. Elle est, par son intermédiaire, « faite par tous ».


* Un Rectangle Quelconque, www.editionsduquelconque.com
** Caravage et le caravagisme, pour ne donner qu’un seul exemple.
*** Les Éditions de Minuit, 1999.