Sans aucun bruit de syllabes*
Catalogue, 2014
Dans le monde de l’art, les centres d’intérêt changent aussi vite que les sujets d’actualité. Ils occupent le devant de la scène et se propagent de manière virale comme des « memes » artistiques, accompagnés de leur terminologie. Il arrive que la peinture abstraite soit à la mode : c’est plus ou moins le cas actuellement. Il y a donc de fortes chances pour qu’elle soit très bientôt reléguée à l’arrière plan.
Olivier Filippi a commencé la peinture abstraite bien avant qu’elle revienne à la mode. À un moment, donc, où elle n’était pas intéressante. Son langage pictural a ainsi pu se développer discrètement, dans un relatif silence théorique. Difficile, alors, de ressaisir par les mots ce qui s’est produit en leur absence.
En quelques années, et
aussi lentement que possible, il a réalisé plusieurs séries de peintures. D’abord de grandes toiles traversées de gestes élégants, fondus dans le blanc du support. Puis, à partir de 2009, de superbes monochromes verticaux bordés d’étroites bandes dégradées, dans lesquels l’aplat central se présente de manière autoritaire – muraille ou falaise masquant le « fond » de la toile. Dans une série plus récente, il partage des formats toujours plus minces en quatre triangles rectangles, introduits à gauche par un dégradé qui dématérialise le bord vertical du tableau (comme si la composition était une image scannée ou en train de l’être**). À chaque nouvelle version, les couleurs d’origines sont légèrement ternies avec du noir ou du gris, et les formats amplifiés – de l’échelle domestique à celle d’un musée. La série se développe comme une réflexion sur son propre épuisement : celui de la peinture et de ses reproductions, de la dilution du statut du tableau.
Dans ces ensembles très aboutis, la facture de la toile parait quasiment numérique, alors qu’elle est réalisée de manière artisanale (avec une certaine virtuosité, quand même). De cette manière, les tableaux anticipent leur photogénie et assument le destin qui les voue à n’apparaître le plus souvent que sur l’écran d’un ordinateur, d’une tablette – ou la page d’un catalogue. Par ailleurs, ils nous disent aussi que les grands concepts de la peinture abstraite se sont évaporés dans la réalité au point de rendre impossible la solidité du plan du tableau, qui apparaît toujours flouté ou gazeux – entre flatness et illusionnisme.
Ces peintures pourraient être des abstractions gestuelles ou des compositions d’art concret – et elles le sont effectivement – mais elles en sont aussi une image générique. Les grands pionniers de l’art abstrait ont certainement eu le sentiment d’inventer un langage complètement nouveau ; aujourd’hui, un peintre abstrait apprend à parler avec le langage des autres. L’abstraction est une langue qui revient du monde vers le tableau. C’est ce retour que l’œuvre de Filippi enregistre. Il ne se contente pas, comme les artistes de l’abstraction trouvée, de travailler « sur le motif » : il transcrit avec grâce ce double état de la surface peinte. C’est le travail ordinaire d’un peintre d’obtenir un tableau, mais c’est une chose qui tient du miracle à une époque où toutes les peintures ont déjà été vues – et où la plupart de celles qui sont faites ne sont vues qu’en photo.
Il n’est donc pas anodin que Filippi pratique également, d’autre part, la photographie numérique. En regardant ses images, on pourrait avancer que la source de son art est peut-être l’abstraction elle même. Pas seulement la peinture abstraite, mais l’abstraction présente dans la réalité. Certains voient des visages sur de vieux murs ou des animaux dans les nuages – d’autres un rapport coloré à l’angle d’un couloir, le format d’un tableau sur la façade d’un immeuble, l’effacement progressif de la couleur au couché du soleil. Un artiste est quelqu’un qui pratique son art, qui parle le langage de son art ; les photos que prend Olivier Filippi ne sont pas tant une source d’inspiration pour ses œuvres qu’une manière de relever les preuves d’un langage qui existe – dans un monde fait, comme l’affirmait Barnett Newman, à l’image de l’art.
* Claude Royet-Journoud,
Les natures indivisibles, Gallimard, 1997.
** J’emprunte cette idée à mon amie Pauline Cortinovis.