Le rêve du coton
Catalogue Prix Novembre à Vitry, 2018
« Quand bien même tous les hommes disparaitraient subitement de l’espace et du temps, la seule réalité de leurs Absences suffirait pour que l’humanité totale demeurât identique à elle-même. » Roger Gilbert-Lecomte,
Retour à tout, vers 1943.
Tous les peintres sont aveugles. Je déteste l’idée de commencer par une phrase accrocheuse, mais je crois pouvoir partir de cette idée. Une sensation qui revient souvent dans la manière dont les artistes racontent le processus de création est cet état d’aveuglement, ce sentiment de laisser la peinture se faire – de ne pas être l’auteur de leur création. Cette forme de possession ou de dépersonnalisation nous induit peut-être en erreur. Nous avons tendance à voir de la magie là où, sans doute, nous décrivons le fonctionnement normal du cerveau humain. On pourrait, en cherchant un peu, trouver le même genre de témoignage à propos de la conduite automobile ou de la pêche à la ligne (je dis n’importe quoi). Le fait d’avoir automatisé ou simplement appris un certain nombre de gestes pour atteindre un but particulier nous décharge de la nécessité d’y prêter attention. Évidemment dans le cas de la peinture, on ne réalise pas une tache anodine. On ne peut pas apprendre à réussir un tableau (ou seulement à la manière dont Bob Ross nous le propose). Mais quand on a réuni les conditions nécessaires, ce qui peut prendre quelques années, on peut alors se lancer à l’aveugle dans une série d’actions dont on sait qu’elles pourront être fructueuses.
Depuis qu’il a commencé à peindre sur de la toile non apprêtée, Daniel Mato semble avoir réuni les conditions dont je parle. Par conditions j’entends aussi bien les aspects matériels (avoir un atelier, utiliser tel type de toile, de châssis, de peinture) que l’état d’esprit. Son vocabulaire formel et coloré s’est considérablement simplifié, et les questions irrésolues qui l’encombraient se sont dissipées comme un brouillard matinal. Directement imprégnées dans la toile brute, les couleurs liquides semblent projetées de l’intérieur du tableau vers sa surface. À aucun moment la matière ne masque son support d’origine : une toile de coton tendue sur un châssis en bois de petit ou moyen format, presque toujours un rectangle vertical. Les choix, les états successifs, la manière d’appliquer la peinture sont devenus transparents, au sens propre et au sens figuré. Dans ses œuvres, les formes, les couleurs et les gestes sont presque des non-événements. C’est ensemble qu’ils font signe, qu’ils font un tableau. Dans ce tableau, on voit simultanément tout ce qui s’y est passé (c’est la transparence), mais ce qu’on voit est plus que la somme de ces actions. Il y a bien une forme de magie, mais seulement dans la manière dont le peintre semble avoir deviné en la faisant la peinture qu’il pouvait ou devait faire.
Et c’est justement cette beauté aveugle qui nous parle dans les œuvres de Daniel Mato. La peinture abstraite est tellement pleine de codes que la façon dont Daniel peint semble presque hors du temps et du langage. Il y a quelques années, le genre de travail qu’il fait actuellement aurait été impossible sans quelques éléments supplémentaires de distanciation. Sa peinture est pleine de réminiscences (ici une forme Matissienne, là un tableau structuré à la manière d’un Piffaretti), mais jamais encombrée de références. Elle est lumineuse et légère, parfois presque décorative mais comme dans un rêve cotonneux. Comme si la toile brute rêvait la peinture qu’elle allait devenir, celle qu’elle aimerait être, ou même (mais là ça devient un peu compliqué) celle qu’elle a déjà été. Car, au fond, ce qui s’apparente à un retour du tableau abstrait composé n’est que la manifestation d’une vie antérieure de ce genre pictural : un rêve mêlant passé, présent et avenir. Un rêve qui sonne comme un réveil : puisqu’on en a finit avec ces notions, avec ces mots – la réalité est de nouveau disponible – et l’art abstrait toujours possible, identique à lui-même.