Hugo Pernet

I Turn Left I Turn Right I Go Straight 
Annual Magazine n°5, 2012

« Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. » Roger Gilbert-Lecomte, Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu, 1928.


On parle souvent de ce qu’une œuvre apporte à la réalité, mais on ne dit jamais ce qu’elle en retranche. Avant de se charger de significations, une œuvre décharge aussi la réalité. Elle est d’abord négative. Disons qu’elle troue le réel. Ensuite, dans ce trou viennent se loger toute sortes de significations : une œuvre d’art commencerait par faire diminuer la réalité autour d'elle avant d'augmenter finalement son potentiel.

L’avantage des œuvres de Blair Thurman, c’est qu’on ne peut pas les interpréter à l’envers. Elles sont suffisamment claires pour ça, jusque dans leur facture manuelle : toiles sommairement agrafées au châssis, généreusement enduites, peintes maladroitement – mais avec une espèce d’unité de traitement et de tranquillité. La technique n’est jamais cachée, toujours lisible. On ne peut pas se tromper sur Blair Thurman : il suffit de décrire ses œuvres, donc de les regarder, pour les comprendre. Ses travaux ont des formes diverses, mais il s’agit souvent de tableaux, ou du moins des éléments traditionnels du tableau : le châssis, la toile. Certains sont accrochés de manière classique, d’autres simplement posés contre le mur ou encore à l’horizontale sur des tréteaux. Il existe également un certain nombre de « tuyaux » de toile cousus main, attachés au mur et s’enroulant en spirale sur le sol. L’autre matériau récurent de son travail est le néon : il réalise ainsi des motifs issus de planches de stickers pour maquettes de voitures, de fragiles croisillons évoquant des barrières de chantier, reproduit le dessin d’une bague offerte à sa femme... Le premier aspect marquant de sa pratique est le pouvoir de ces différents éléments quand ils sont associés : les lumières des néons intensifient ou dissimulent les couleurs des surfaces peintes, les peintures absorbent ou renvoient ces lumières, l’espace est saturé et la perception de chaque partie indifféremment altérée par la perception de l’ensemble. Parfois, les tubes lumineux viennent simplement rehausser des éléments peints sur un panneau. Leur présence a quelque chose de totémique, comme le prouve Honey Badgers, un paravent de bois couvert de motifs amérindiens surlignés de néons colorés. Cette association propose une analogie (déjà explorée par Robert Indiana) entre le totémisme des natifs américains et celui, refoulé, de la société de consommation (incarné par le pouvoir identificateur-protecteur des marques et de leurs logos). Mais l’œuvre semble aussi évoquer l’aspect « attrape touriste » du néon et de l’iconographie amérindienne. Elle suggère une attitude « touristique » de certains spectateurs (ou collectionneurs) sur le parcours des grandes foires d’art contemporain. Ce nouveau genre de touriste serait attiré par le coté clinquant du néon mais prétendrait toujours rechercher l’authenticité. Honey Badgers renvoie donc dos à dos superficialité et essentialisme – qui sont les deux limites de l’utilisation artistique de la lumière.

Ensuite, on ne peut pas ne pas remarquer que ses peintures sont pleines de trous : parties évidées de circuits automobiles, figuration du diaphragme d’un appareil photo, allusion renversée aux NDE* ou à des phénomènes cosmiques (The tunnel of the end of the light). Au début des années 1960, Frank Stella faisait de chaque tableau un circuit fermé dans lequel « what you see is what you see ». Mais il y a des choses qu’on ne voit pas. Aussi littéral soit-il, un tableau reste une illusion, un décor qui cache un envers : le châssis. Dans un tableau traditionnel, le châssis sert à la tension de la toile qui l’occulte. Mais dans beaucoup d’œuvres de Thurman la toile recouvre directement la structure du châssis, dévoilant ainsi la « mécanique » de l’objet et laissant apparaître les vides habituellement cachés. Parmi ces peintures « à trous », celles figurant des vortex sont peut-être les plus intéressantes. Privé de centre, le plan pictural s’incline vers l’intérieur et bascule avec son motif : celui-ci s’enroule alors vers le trou, créant ainsi une sorte de point de fuite. Mais au contraire de celui de la peinture classique qui se situe de manière illusionniste dans l’espace peint, celui de ces vortex est placé dans la réalité matérielle de la salle d’exposition. De cette manière, le tableau réaffirme sa fonction de passage d’une réalité à une autre sans pour autant nier son existence concrète en tant qu’objet. Dans l’œuvre de Blair Thurman, la peinture est ce moment du regard qui commence dans l’espace réel et qui y retourne. Le sujet de ses tableaux est le déplacement du regard sur la surface peinte et le circuit la figure même de ce déplacement. Pourtant, malgré le coté emblématique de cette figure (entendue au sens propre de la piste de course), Thurman ne convoque pas réellement le monde de l’automobile mais plutôt l’univers enfantin du maquettisme ou du jouet électrique. Dans tous les cas, la course reste un jeu Cette nuance ludique fait la différence : contrairement à ceux de Stella, ses tableaux sont des circuits ouverts, des terrains de jeu qui laissent une place importante à l’interprétation.

Si le propre du jeu est d’avoir une règle qui permet des combinaisons infinies, il en va de même pour les genres cinématographiques (et peut-être artistiques) : dans Pirates des caraïbes 3, le combat final dans le maelstrom renouvèle astucieusement la scène de l’abordage dans le genre du film de pirates. Le travail de Thurman est un peu à l’image de ce maelstrom : il y introduit des éléments propres à la peinture abstraite (shaped canvas, monochromie), d’autres issus du domaine du pop art (lettrages et enseignes, couleurs fluo, brillantes, métallisées) et quelques allusions absolument personnelles ou humoristiques. De ce mélange – de cette bataille – ressort une improbable cohérence, un dépassement du genre de la peinture abstraite qui préserve l’abstraction comme possibilité et comme horizon. Le genre est la règle qui permet le jeu, mais le jeu ne prend tout son sens que lorsqu’il arrive à faire disparaître la règle. Pour y arriver il faut jouer sérieusement, il faut « jouer le jeu ». « Jouer le jeu » signifie justement que le jeu n’a pas d’intérêt s’il n’est pas considéré avec un minimum de sérieux. Et inversement, il perd de sa valeur s’il est pris trop au sérieux ou si la règle est appliquée au pied de la lettre. Aux échecs comme dans le football, c’est quand les règles sont respectées et que les acteurs se concentrent sur le jeu que la partie peut devenir fabuleuse, qu’on voit des choses qu’on n’avait jamais vues auparavant**. C’est pour cette même raison que les gens qui ne connaissent pas les règles d’un sport ne peuvent pas l’apprécier : ils ne peuvent pas les oublier pour ne voir que le jeu. Il y a donc quelques règles à connaître pour apprécier le travail de Blair Thurman, bien qu’on puisse aimer regarder Roland-Garros pour la couleur du terrain et le bruit des balles. Mais ces règles sont au fond assez simples pour être rapidement assimilées, car Thurman se place clairement dans l’histoire récente de l’art américain. Son œuvre a l’aspect du pop art mais se réfère plutôt aux problématiques de l’abstraction, au destin de la peinture abstraite. Il s’inscrit dans cette tradition et la renouvelle avec force parce qu’il joue le Grand Jeu de l’art et pas le petit jeu des règles du jeu : dans ses meilleures œuvres, dans ses meilleures expositions, l’inventivité et la générosité de son art touchent au sublime.
 

* Near Death Experience ou Expérience de Mort Imminente (EMI), en français.
** Je n’y connais rien aux échecs, mais pour le football, le jeu développé par le FC Barcelone au cours de la saison 2010-2011 me paraît être un bon exemple.