Hugo Pernet

Texte inédit, 2025


Dans son livre L’art comme Malentendu*, le critique d’art Michel Thévoz décrit l’histoire de l’art comme l’interprétation rétroactive de l’activité intuitive et aveugle des artistes, interprétation elle-même soumise à de nombreux biais : « Tel est l’étrange contrat qui régit le message artistique : l’émetteur se décharge sur les destinataires de la responsabilité d’un sens que ceux-ci, rétroactivement, lui imputent », écrit-il. Le « message » contenu dans les œuvres d’art serait donc essentiellement une forme ouverte, un troupeau de vaches en alpage que les « patou » historiens tenteraient de réunir à la fin de l’été. Le malentendu viendrait du fait que le message lui-même n’est pas clair, et qu’il faudrait en quelque sorte le reformuler à l’infini, chaque saison, chaque année.
Une partie de l’art actuel, et spécifiquement de la peinture, aurait à voir avec la reformulation : redire la même chose pour se faire comprendre, redire la même chose en employant d’autres mots. Petit à petit, le décalage se créé. Reformuler serait trouver une nouvelle formule, magique ou mathématique, qui s’appliquerait à la description de la réalité. Il n’y aurait que deux bonnes raisons de reformuler une proposition (entendue dans le sens d’une phrase simple) : préciser un message qui aurait été mal compris, ou changer légèrement le vocabulaire d’un message pour l’adapter à la volonté, la culture, le statut de son interlocuteur. C’est bien cette adaptation permanente qui nous mène de la Renaissance au Maniérisme, de l’Action painting historique à la version pailletée, bouffonne et chaotique qu’en propose aujourd’hui Astrid Dick.
Dans son exposition Kamikaze Ponzi, l’artiste se présente ironiquement comme une incarnation moderne des pilotes d’avion japonais, célèbres pour leur dévotion, réelle ou forcée, au nationalisme impérial Nippon. En adjoignant au titre le nom de Ponzi**, elle souligne la nature suicidaire de l’économie elle-même, quand elle n’est qu’une fuite en avant menant inexorablement à l’effondrement de sa « pyramide ». À moins que ça ne soit une manière de rappeler que d’un point de vue stratégique, choisir la peinture plutôt que l’économie (qui fût son premier métier) est une forme de courage un peu suicidaire. En jouant ainsi avec l’ambivalence de l’image supposément héroïque des peintres de la New York School, elle raille en même temps le devenir hégémonique, grandiloquent et financier de cet ancien art d’avant-garde, victime, comme on dit, de son succès.
Cet « ancien art d’avant-garde », la peintre et critique New Yorkaise Amy Sillman le décrit malicieusement comme « un bon gros hétéro devenu gay en vieillissant » (AbEx et boules disco : défense de l’expressionisme abstrait, épisode II, Artforum n°49, été 2011). En gros, un art qui aurait refoulé au départ tout ce qui ferait ensuite, après une période de purgatoire bien méritée, la vivacité de son influence : par exemple, et comme le décrit très bien Sillman, la dimension corporelle de la couleur, le kitch de la dramaturgie, le goût de la mise en scène etc. En choisissant de réinterroger les présupposés négatifs sur l’expressionnisme abstrait, et en cherchant à comprendre pourquoi et comment continuer à aimer la peinture d’une bande de misogynes avérés, Amy Sillman lève le « mauvais sort » fait à un mouvement historique et démontre brillamment le potentiel d’une reformulation possible de langages qu’on croyait épuisés (ici la musique disco et l’expressionnisme abstrait), ou qu’on aurait, au sens propre « mal entendu ».
Astrid Dick connaît bien le travail d’Amy Sillman, elle a même écrit à son propos (The Brooklyn Rail, mars 2025), et on peut dire que ce parallèle fait avec la musique disco lui va à merveille, depuis qu’elle a commencé à utiliser la paillette dans sa peinture. Les paillettes sont, comme on le dit des espèces naturelles, une matière invasive. C’est à dire un matériau étranger, hétérogène à la « pureté » du médium, à priori non miscible avec la couleur. Contrairement au pigment qui se dissout, la paillette reste en surface, s’agglomère en grumeaux, contamine les outils et l’atelier, transformant la réalité en quelque chose de collant et cosmique. Comme l’affirme Luke Skywalker (dans le premier Star Wars) à propos de la planète où il a grandit, « s’il y a un point central dans cette galaxie, Tatooine en est la planète la plus éloigné ». Manière de dire qu’il est un paysan, et qu’il habite dans le « trou du cul du monde ». Sur le spectre de la pureté, la paillette est le point le plus éloigné du vocabulaire « essentiel » de la peinture.
Dans une exposition précédente (Ne pleure pas paillette, Paris, 2024), l’artiste montrait des petits formats, dans les espaces domestiques d’un appartement haussmannien (cuisine, chambres, couloirs, salon, salle de bains et toilettes incluses). Là encore, on était assez loin de la chapelle Rothko et de son ambiance méditative. Mais il y a tout de même une dimension mystique chez Astrid Dick, une « mystique disco » si vous voulez, dans le sens où le carré noir et les paillettes seraient les deux extrémités d’une même picturalité inclusive, émancipatrice. Dans les fanzines et petits catalogues qu’elle réalise, comme un mouvement d’avant-garde ou un groupe de punk à elle toute seule, on trouve autant des références à Jean de la Croix, le poète castillan de la Nuit obscure, que des photos de téléphone portable, des collages ou encore des paroles de chansons, un peu à la manière d’un journal intime qui aurait continué après l’adolescence, sans s’encombrer de la bienséance des adultes.
Dans Kamikaze Ponzi, à la galerie Mdavidandco à New York (2025), elle déployait cette fois-ci, et comme il se doit dans ce contexte, toute la variété de sa production en grand format : AbEx*** décomplexé, analytique, stripe painting, black painting, pink painting, et monochromes à paillettes, donc, dans une pièce en white cube inversé, devenue salle de projection pour une vidéo. Pour revenir à la citation de Luke Skywalker (à propos du point central et du point éloigné), et pour faire un dernier détour, je me souviens qu’elle est une réponse, mi ironique, mi conversationnelle, faite à C-3PO (le robot que son oncle vient d’acheter), et qu’ainsi d’une certaine manière il se parle également à lui-même, se situant de fait à la périphérie de l’histoire qu’il rêve de rejoindre. Ce sentiment de complexe, de vie périphérique, produit un point de vue particulier, transversal, qui permet d’arriver vers les « centres » (Paris, New York etc.) avec une « agilité », une plasticité que ceux qui y évoluent depuis toujours ne possèdent pas – et c’est là que je voulais en venir : il y a quelque chose de gauche, dans le sens de la maladresse, à se jeter ainsi tête baissée dans la production de peintures abstraites de grands formats, aussi ambitieuses que vaines, car le combat semble « perdu d’avance ». Mais c’est justement cette énergie d’outsider (de l’économie vers l’art, par exemple) qui fait la beauté et la nouveauté de ces tableaux qu’on ne croyait même plus possibles, à cause d’un malentendu longtemps entretenu.


* Éditions de Minuit, 2017.
** En 1920, cet Italien immigré aux États-Unis a escroqué des milliers de personnes en leur promettant d’augmenter leur mise de départ de 50% en trois mois. L’escroc piochait dans l’argent confié par des clients pour verser à d’autres les gains promis. Quand les nouveaux clients sont devenus moins nombreux que ceux qui voulaient retirer tout leur argent, la pyramide s’est écroulée.
*** Abstract Expressionism.