Hugo Pernet

A Widening Angle
Communiqué de presse, Parliament, 2025


Dans les vernissages des expositions, les tableaux sont parfois mieux habillés que les visiteurs. Plus présentables – avec leurs caisses américaines, leur accrochage impeccable. Qu’on se donne tant de mal pour assurer leur « respectabilité » d’objet d’art a quelque chose de fascinant, et parfois d’un peu louche. Il serait bon de conserver l’intégrité des œuvres, de les présenter sans effet de manche, pour ce qu’elles sont : c’est, je crois, ce qu’essaie de faire Allison Blumenthal dans cette exposition.
La peinture d’Allison n’est pas « apprêtée ». Elle se fait au sol, par recouvrement, frottement, grattage – opérations physiques qu’on pourrait qualifier « d’ingrates », comme il serait ingrat de récurer une casserole, ou tout autre travail subalterne. Et peut-être l’art est-il, au jour le jour, une activité subalterne parmi d’autres. Partons de ce point de vue : du sol, des rochers peut-être, de la sensation de la pierre sous les pieds nus, d’une tâche à effectuer.
L’artiste ne repasse pas les plis de sa toile, ne la prépare pas spécifiquement pour recevoir le pastel et la peinture à l’huile. En passant du sol au châssis, toile et peinture vont fusionner en un seul objet : la couleur visqueuse bouche les mailles du coton, les agrafes mordent le bord du support, et, si la peinture a été continuée une fois montée sur son châssis, la trace de la section de bois apparaît à la surface du tableau, le renflement du pli dessine une croix au milieu de la matière…
Il y a une sensation de présence qui ne ressemble pas à celle des tableaux conventionnels, quelque chose de plus rugueux, de moins à propos. Les couleurs s’approchent parfois du cramoisi, la couleur du sang séché, mais il y a aussi des violets, des bruns, de l’argenté... Une sensation de respiration et d’étouffement simultané, de pulmonation*, comme si le monde était perçu en sourdine, depuis l’intérieur d’un corps. Et enfin une sensation d’espace ; un espace qui se dilate et se contracte, une focale qui ne trouve pas sa mise au point, ou qui ne veut pas la trouver.
La netteté vient ailleurs, autrement : c’est la force d’une vague qu’on prend dans la figure, d’un souvenir qui nous submerge, d’un paysage à 360°... Les cyclopes, qui blessent leurs pieds épais sur les rochers arides des îles grecques, sont connus pour n’avoir qu’un seul œil : ils sont l’incarnation mythologique de la vie indissociée, sensible, non-analytique. Leur point de vue ne connaît pas la profondeur, la couleur, la périphérie. Dans un sens, ils sont comme les peintres. Leur perception est univoque, elle nous échappe, nous qui sommes rusés comme Ulysse. Trop intelligents.
La peinture d’Allison veut nous faire le don d’une perception univoque, fermer l’angle de l’obturateur jusqu’à aplatir la réalité dans une seule sensation, physique et mentale, celle d’une présence réunifiée, ouverte à la potentialité. Une perception qui évité l’écueil du langage et celui, concomitant, de l’interprétation. Une perception frontale, comme on parle d’une lampe frontale, qui éclaire la direction dans laquelle on tourne la tête.
Car il faut accepter d’avancer dans la nuit, à tâtons, sans chercher à comprendre. À la littéralité de la peinture renvoie la littéralité de la vie. Les tableaux sont des filtres dans lesquels sont piégés les ruines, jardins et autres labyrinthes de nos représentations mentales. Avancez jusqu’à un angle de la pièce dans laquelle vous vous trouvez, face au mur ; restez-y quelques instants.

Maintenant retournez-vous.


* Ce mot désigne l’action respiratoire des poumons.